Des salariés fragilisés

Si l’ubérisation totale de l’économie relève largement du fantasme, ce phénomène mondial n’est pas sans conséquences sur le marché du travail traditionnel. L’emploi salarié reste toutefois la norme dominante.

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On pourrait croire à une déferlante : livreurs de repas par coursier à vélo (Deliveroo, ­Foodora…) qui ont pris d’assaut les rues de la capitale ; chauffeurs Uber qui concurrencent les taxis au point de déstabiliser toute une profession ; ou encore multiplication des plateformes de jobbing (mise en relation d’offres de compétences et de services). La médiatisation croissante de ces « nouveaux travailleurs » à leur compte qui vendent leurs prestations sur internet renforce le sentiment d’un raz de marée balayant des pans entiers de notre économie. Devenue le symbole de cette nouvelle donne, l’entreprise américaine Uber a, à son corps défendant, créé une nouvelle expression de la langue française : l’ubérisation de l’économie. Le salariat traditionnel, trop cher et trop rigide, serait voué à une mort prochaine, au profit de travailleurs indépendants taillables et corvéables à merci.
Une vision « largement fantasmée », selon Xavier Timbeau, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (lire l’entretien ci-dessous), qui souligne que « cette évolution annoncée n’est, pour l’instant, nullement constatée  ». « Il s’agit d’une tendance émergente, mais qui reste, pour l’heure, très minoritaire, confirme Benoît Thieulin, ancien président du Conseil national du numérique, dans une interview accordée au site internet AlterÉcoPlus. « De là à anticiper sur la disparition du salariat… Ce n’est pas pour demain ! »

Les chiffres l’attestent. Depuis le début des années 2000, la répartition des grandes composantes de l’emploi – CDI, temporaire, indépendant – est stable. « En France comme ailleurs, le CDI demeure la forme ultradominante d’emploi », précise Marie-Claire Carrère-Gée, présidente du Conseil d’orientation pour l’emploi, dans un article du Monde paru le 5 novembre 2015. Si le travail indépendant est reparti à la hausse depuis le début des années 2000, on ne peut pas parler d’explosion. Même le développement du statut d’autoentrepreneur ne s’est finalement limité qu’à des secteurs très délimités de l’économie comme le service à la personne ou le transport. Selon l’Insee, l’emploi indépendant est passé de 8,8 % de l’emploi total en 2001 à 11,5 % en 2014. Et si la multi­plication des plateformes en ligne et du modèle économique fondé sur le travail indépendant qui s’y attache accélère la tendance, on voit bien que ce mouvement reste très marginal au regard de l’ensemble du marché du travail.

Le développement des formes d’emploi atypiques au sein même du salariat est en revanche beaucoup plus significatif : CDD, intérim ou temps partiel subi. Cette tendance remonte au début des années 70 et n’a cessé depuis de croître. « Au fond, ce qui disparaît progressivement aujourd’hui, ce n’est pas le salariat. C’est le CDI temps plein, à horaires fixes, dans une seule entreprise », souligne Christophe Everaere, professeur d’économie à l’Université Jean-Moulin-Lyon-3 et auteur d’un ouvrage sur les emplois atypiques*. L’évolution du monde du travail serait donc davantage marquée par l’ultraflexibilisation des contrats que par l’arrivée massive de travailleurs avec un statut indépendant. Les chiffres sont éloquents. Aujourd’hui, près de neuf embauches sur dix se font en CDD ou en contrat d’intérim, et la durée moyenne d’un CDD est désormais inférieure à cinq semaines. Même les contrats d’intérim à la journée se banalisent.

Un marché du travail dual

La dualité du marché du travail ne cesse de s’accentuer. D’un côté, des salariés en CDI (largement majoritaires donc) ; de l’autre, des salariés flexibles qui enchaînent les contrats à durée limitée pendant des années, le tout entrecoupé de périodes plus ou moins longues de chômage indemnisées ou non. Quelque 20 % des salariés sont ainsi condamnés à une précarité permanente. La crise a également vu se multiplier les « slashers », ces actifs qui cumulent deux, parfois trois métiers : un emploi salarié et des petits boulots sous différents statuts pour boucler les fins de mois. Selon les sources, ils seraient environ 2,3 millions en France, selon le Conseil d’orientation pour l’emploi, contre un million il y a dix ans. L’émergence des plateformes a, là, une incidence réelle et nette sur le développement de cette économie grise, à mi-chemin entre le salariat, l’artisanat et le travail au noir.
Tout l’enjeu pour la CFDT est donc d’inventer de nouvelles sécurités pour l’ensemble de ces travailleurs précaires et que le statut des uns (autoentrepreneurs par exemple) ne vienne pas fragiliser le statut des autres (salariat) en provoquant un véritable dumping social qui mettrait à mal toute la protection sociale française, en grande partie financée par les salaires. Loin d’être une exception française, cette nouvelle donne économique bouscule aujourd’hui l’ensemble des organisations syndicales (lire cet article). Pour représenter l’ensemble des travailleurs, le syndicalisme n’a pas d’autre choix que de se réinventer.
* Les Emplois atypiques – quelles réponses au besoin de flexicurité ?, éditions Wolters 
Kluwer.
     

“L’ubérisation accélère les tendances à l’œuvre
avec la mondialisation”
 
 Xavier Timbeau, économiste à L’Observatoire français
des conjonctures économiques (OFCE)
Assistons-nous à la fin du salariat ?
Rien ne nous permet aujourd’hui de le dire. Sommes-nous en train d’assister à un mouvement de la même puissance qu’a eue la Révolution industrielle sur l’ordre féodal ? Uber est-il le canari dans la mine, annonciateur d’une remise en cause de notre modèle social, dont l’édifice est construit autour de la notion de salariat ? Tout cela me semble pour l’instant relever de beaucoup de fantasmes.
Il n’y a donc rien d’inéluctable ?
Rien ne prouve qu’il s’agisse d’un mouvement contagieux qui va se propager dans les années à venir. En revanche, le discours alarmiste autour de l’ubérisation me semble porteur d’une menace assez subtile et perverse : il est utilisé pour faire passer l’idée d’une nécessaire remise en question de notre modèle social-démocrate. On constate dès à présent que l’ubérisation accélère et amplifie les tendances déjà à l’œuvre dans la mondialisation : déresponsabilisation de l’entreprise, d’externalisation de ses risques et d’affaiblissement des régulations traditionnelles. L’ubérisation est donc bien une menace pour notre modèle social.
     

Photo Denis Allard / Réa

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